Depiction of L’acquisition de Vossloh Locomotives par CRRC : et si le Règlement relatif aux Subventions Étrangères avait été d’application ?

L’acquisition de Vossloh Locomotives par CRRC : et si le Règlement relatif aux Subventions Étrangères avait été d’application ?



Le Règlement européen relatif aux subventions étrangères (‘FSR’) devient applicable cette année. Afin d’évaluer son impact potentiel, nous posons cette question : qu’aurait-il pu se passer si le Règlement avait été appliqué à l’acquisition de Vossloh Locomotives par CRRC, la société d’État chinoise fournissant du matériel ferroviaire ? Le Bundeskartellamt (autorité de la concurrence fédérale allemande) avait approuvé la transaction en 2020 malgré le constat qu’il posait quant à « l’accès théoriquement illimité » aux subventions publiques du géant chinois. Dans cet article, nous soulignons, d’un point de vue d’économistes, comment l’évaluation de la transaction aurait pu différer sous le FSR, menant potentiellement à un conclusion différente.

Avertissement

Cette transaction a été choisie comme exemple illustratif pour cet article sur la base de la place importante qu’ont eue les subventions étrangères dans la procédure de contrôle des concentrations du Bundeskartellamt. Un certain nombre d’acteurs du secteur ferroviaire ont également noté la pertinence de cette affaire lors de conférences et séminaires sur le FSR. En outre, elle était mentionnée par la Commission dans l’étude d’impact qu’elle avait menée lorsque le FSR avait été proposé.

La discussion dans cet article ne constitue pas une tentative de reconstitution de l’analyse détaillée que la Commission pourrait mener lors de procédures FSR. Aucunes conclusions ne doivent être tirées sur la base du présent article quant à l’existence ou non de subventions étrangères pouvant fausser la concurrence en faveur des entreprises mentionnées. En particulier, Oxera n’exprime aucune opinion et ne tire aucune conclusion relatives à l’éventuelle application de mesures réparatrices ou d’engagements si l’affaire avait été analysée dans le cadre du FSR. De plus, Oxera n’exprime pas d’opinion ou de conclusion quant à l’applicabilité de mesures réparatrices ou d’engagements dans le cadre d’éventuels futurs marchés publics ou concentrations auxquels les entreprises mentionnées participeraient.

Toutes les informations et données utilisées pour produire cet article sont issues de sources ouvertes.

Le FSR donne à la Commission européenne le pouvoir d’évaluer l’existence et l’impact de subventions accordées par des pays hors UE à des entreprises actives sur le marché commun (ci-après, « subventions étrangères »)1.

Le règlement vise à combler le vide réglementaire laissé par les règles de contrôle des aides d’État au sein de l’UE, ainsi que par les règles antisubventions établies par l’Accord sur les subventions et les mesures compensatoires de l’Organisation Mondiale du Commerce (« OMC »), et la surveillance et le contrôle des investissements directs étrangers. Son objectif est d’établir des conditions de concurrence équitables (un « level playing field ») sur le marché commun, en limitant les distorsions à la concurrence causées par les subventions étrangères.

A partir du 12 juillet 2023, la Commission pourra ouvrir de sa propre initiative (ex officio) des enquêtes sur des entreprises qu’elle suspecterait d’avoir reçu des subventions étrangères faussant la concurrence2. A partir du 12 Octobre 2023, les entreprises participant à des opérations de concentration significatives ou à des marchés publics et de concessions importants devront obtenir une autorisation préalable de la Commission via une procédure de notification obligatoire3.

Si la Commission conclut que les subventions étrangères ont faussé la concurrence sur le marché commun sans que cela ne soit contrebalancé par des effets positifs de ces subventions, elle peut imposer des mesures réparatrices comportementales ou structurelles. Celles-ci peuvent aller jusqu’à imposer la cession de certains actifs ou encore le remboursement de la subvention4.

Afin d’illustrer la manière dont le FSR pourrait être appliqué en pratique, nous tentons d’apporter une amorce de réponse aux questions économiques et financières qui auraient été posées si le Règlement avait été applicable lorsque la transaction a été autorisée en 2020 dans un contexte où l’impact des subventions étrangères était déjà source d’inquiétudes.

Acquisition de Vossloh Locomotives par CRRC : conséquences (ou non) des subventions « théoriquement illimitées » dans le cadre des règles en matière de contrôle des concentrations

En août 2019, Vossloh, une entreprise allemande active dans l’UE et spécialisée dans la construction et l’entretien de locomotives, annonçait son intention de céder sa filiale Vossloh Locomotives à l’entreprise d’État chinoise CRRC ZELC5. CRRC ZELC est une filiale de CRRC Corporation Limited (ci-après « CRRC »), qui est détenue en majorité par l’État chinois et est le plus grand fournisseur d’équipement ferroviaire au monde6.

La transaction ne revêtant pas de dimension communautaire, son contrôle n’entrait pas directement dans le champ des compétences de la Commission7. C’est donc le Bundeskartellamt (l’Office fédéral de lutte contre les cartels allemand) qui s’est prononcé.

Malgré les allégations portées par des entreprises du secteur au sujet de subventions étrangères8, le périmètre du contrôle des concentrations imposait des limites à l’examen par l’autorité allemande de l’impact des subventions sur la concurrence9. Malgré le constat d’un « accès théoriquement illimité aux aides d’État »10 et la mention de « subventions établies » d’un montant de 75 M€ dans les comptes annuels de 2018 de CRRC11, le Bundeskartellamt autorisa la transaction en avril 2020, concluant qu’elle ne causerait pas une « entrave significative à la concurrence effective » – et en particulier ne résulterait pas en une position dominante (voir l’encart ci-dessous).

Résumé de la décision du Bundeskartellamt en ce qui concerne les subventions

Dans son évaluation de la transaction, le Bundeskartellamt prend en compte (i) les subventions potentiellement reçues par CRRC, et en particulier l’accès à des ressources financières importantes et à un vaste savoir-faire technique ; et (ii) le risque de stratégies de baisse de prix à long terme, rendues possibles par le soutien du gouvernement chinois.

L’autorité allemande arrive à la conclusion que ces inquiétudes ne sont pas suffisantes pour justifier une interdiction de l’acquisition en raison du déclin considérable de la position concurrentielle de Vossloh Locomotives au cours des années précédentes. Elle note aussi l’entrée sur le marché de concurrents sérieux offrant des technologies innovantes. De plus, le Bundeskartellamt souligne aussi que CRRC n’a « pas encore développé une activité à grande échelle en Europe ». Malgré le soutien apporté à CRRC par l’État chinois, le Bundeskartellamt conclut donc que la transaction ne créerait  pas d’entrave significative à la concurrence effective, et en particulier pas en l’obtention d’une position dominante.

Source : Bundeskartellamt (2020), « Merger Control Proceeding Decision », File number B4-115/19, 27 avril, paras 3, 5, 16, 423, 535 et 685.

Et si le FSR avait été applicable à l’époque ?

L’accès aux subventions peut être l’un des facteurs entrant en ligne de compte dans le cadre du contrôle des concentrations par les autorités de concurrence. Néanmoins, elles ne le prennent en compte que dans la mesure où les subventions ont un effet sur le pouvoir de marché, sur la capacité et l’incitation au verrouillage du marché, ou sur d’autres préoccupations de concurrence plus classiques dans l’examen d’une fusion.

Dans le cas d’espèce, le Bundeskartellamt concluait à l’existence d’un accès « potentiellement illimité »12 aux subventions étrangères tout en soulignant que la recherche et l’examen de subventions « obtenues précédemment » ou « cachées » en faveur de CRRC n’était « ni possible ni nécessaire »13.

Bien que la fusion ne soit pas d’une taille suffisante pour entraîner une obligation de notification dans le cadre du FSR14, le Règlement donnera à la Commission le pouvoir de requérir la notification préalable de transactions plus petites dès lors qu’elle suspecterait les entreprises impliquées d’avoir reçu des subventions étrangères créant des distorsions15.

Si la fusion avait dû être notifiée dans le cadre du FSR, les parties auraient dû fournir à la Commission des informations sur les « contributions financières » octroyées par des pays tiers au cours des trois années précédant la transaction16. Par exemple, cela peut inclure, entre autres types de transactions, tout emprunt, obligation, garanties financières ou injections de capitaux par des pouvoirs publics ; le financement par ceux-ci de coûts opérationnels (comme un programme de subventions salariales) ; l’achat ou la vente de biens et services (comme de l’énergie) à des entreprises ou services d’État ; ou encore des exonérations fiscales.

Dans un premier temps, la Commission aurait évalué si ces contributions financières étrangères représentent ou non des subventions. Cela demanderait notamment de déterminer si ces contributions confèrent un « avantage » à l’entreprise en question17. Il est très probable que les outils économiques utilisés dans le contexte du droit des aides d’État (comme par exemple, le principe de l’opérateur en économie de marché, ou POEM18) soient également utilisés dans le cadre du FSR (voir l’encart ci-dessous).

Comment déterminer si une contribution financière confère un avantage ?

Sous le FSR, déterminer si une contribution financière confère un avantage à une entreprise trouve un parallèle direct dans l’application du POEM dans le cadre des aides d’État.

La question pertinente est de savoir si, dans des circonstances similaires, un investisseur privé comparable opérant dans des conditions normales de marché aurait fourni la contribution financière dans des termes similaires. Si les termes et conditions d’une contribution financière sont comparables à ceux qui auraient été offerts par le secteur privé, il est peu probable qu’une mesure confère un avantage. Le FSR explique clairement que cela peut être établi sur base de « critères de référence comparatifs » (lire : benchmarks) ou d’autres « méthodes d’évaluation généralement admises ».

Par exemple, un emprunt confère probablement un avantage à une entreprise si ses termes sont plus favorables que ceux qu’elle pourrait obtenir auprès de prêteurs privés comme des banques. Si les conditions d’un emprunt contracté auprès d’un pays tiers (comme par exemple le taux d’intérêt) sont comparables à celles des emprunts auprès de prêteurs privés, cela tend à prouver que l’emprunt ne confère pas d’avantage, et ne constitue donc pas une subvention. Des raisonnements et méthodes similaires peuvent d’appliquer à d’autres types de contributions financières (injections de fonds propres, garanties, achat et vente de biens et services, etc.). L’utilisation d’analyses économiques et financières pour répondre à ces questions est monnaie courante dans le cadre du droit des aides d’État.

Source : considérant 13 du FSR et Commission européenne (2013), « Communication de la Commission relative à la notion d’’aide d’État’ visée à l’article 107, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne » Journal Officiel de l’Union européenne, 19 juillet, para. 74.

Après avoir déterminé si certaines contributions financières pouvaient être qualifiées de subventions étrangères, la Commission devrait ensuite évaluer les distorsions causées par ces subventions,19 et pourrait évaluer tout effet positif des subventions pouvant potentiellement les contrebalancer (la « mise en balance »)20. Des engagements ou mesures réparatrices ne seraient requis que pour des subventions dont les effets positifs ne compensent pas les distorsions21.

Ci-dessous, nous passons en revue l’acquisition de Vossloh Locomotives, à la lumière des critères du FSR. Plus particulièrement, sur la base de données et informations disponibles à tous, nous évaluons de manière exploratoire et indicative si la Commission aurait pu conclure à l’existence de subventions étrangères en faveur de CRRC. Nous examinons ensuite les « théories du dommage » (theories of harm) qui auraient pu être envisagées sous le FSR.

Une nouvelle étape n°1 : un examen détaillé quant à l’existence de subventions étrangères

Les subventions potentiellement reçues par CRRC auraient pu prendre différentes formes et provenir de différents pays tiers. Pour cet article, étant donné que CRRC était détenue en majorité par l’État chinois et que ses activités principales sont en Chine, nous nous concentrons sur les contributions financières d’origine chinoise22.

Quelles subventions la Commission aurait-elle pu trouver ? Dans le cadre d’une concentration, la Commission se baserait sur les informations transmises par les entreprises au sujet des contributions financières étrangères, ce qui inclurait des listes détaillées et montants de ces contributions. En l’absence de telles information, nous présentons tour à tout les différentes types de subventions  envisageables, sur base des données et renseignements issus des comptes annuels de CRRC.

Subsides accordés par les pouvoirs publics

Les subsides accordés par les pouvoirs publics sont une première catégorie, plutôt évidente, de contributions financières pouvant constituer des subventions étrangères. De tels subsides sont typiquement mentionnés dans les comptes des entreprises, le montant perçu figurant parmi les informations relatives aux flux de trésorerie23.

Ainsi, une analyse des subventions explicitement mentionnées comme telles dans les comptes d’une entreprise, telle que celle entreprise par le Bundeskartellamt,24 fournit un premier aperçu des subventions reçues par CRRC. Sur la base d’une analyse sommaire des comptes audités de CRRC, le montant total des subsides perçus en 2018 et 2019 s’élevait à environ 165 M€ et 257 M€25, respectivement.

Toutefois, de manière générale, un premier aperçu des montants perçus de la part des pouvoirs publics et reconnus comme mesures de soutien ne suffit pas à identifier toutes les « subventions » au sens du FSR, mais fournit plutôt un montant « plancher ». En particulier, si le soutien apporté par un gouvernement prend la forme de conditions avantageuses sur certaines transactions financières ou commerciales, il ne serait pas mentionné en tant que subvention dans la comptabilité.

Soutien de l’État sous forme de réduction des coûts ou de prix de vente plus élevé

L’intervention de l’État peut mener à une réduction des coûts supportés par une entreprise ou à une augmentation de ses revenus de différentes manières. Par exemple, une entreprise peut payer un prix artificiellement bas pour des bien et services fournis par l’État ou, inversement, lui fournir des biens et services à des prix supérieurs à ceux du marché. Dans les deux cas, il n’est pas possible de détecter de telles pratiques sur la base des comptes de l’entreprise.

Dans son « rapport pays » relatif aux distorsions existant dans l’économie chinoise (rapport utilisé dans le cadre des procédures de défense commerciale telles que l’antidumping), la Commission mentionne par exemple une intervention étatique importante en matière de prix sur les marchés de l’énergie ou des matières premières telles que les métaux et les minerais industriels26. Dans le cadre du FSR, les transactions entre CRRC et les pouvoirs publics ou d’autres entreprises étatiques (en Chine et dans d’autres pays) auraient du être mentionnées. Cela aurait permis à la Commission d’évaluer si CRRC avait bénéficié de prix avantageux pour ses achats au cours des trois années précédentes.

De la même manière, cela aurait permis à la Commission de déterminer si CRRC avait vendu des biens ou services à des entités publiques à des prix supérieurs à ceux du marché.

Soutien étatique via le financement par dette ou fonds propres

Les deux principales sources de financement pour les entreprises sont la dette et les fonds propres. Le « rapport pays » de la Commission sur la Chine indique que l’État joue un rôle actif dans le financement par la dette au sein de l’économie chinoise27.  Selon le rapport, le gouvernement chinois investit directement dans des secteurs stratégiques via des emprunts à taux bonifiés et via des garanties publiques, tout en incitant à l’octroi de crédits aux entreprises actives dans ces secteurs28. CRRC peut être considérée comme revêtant une importance stratégique étant donné son rôle clé dans des programmes prioritaires du gouvernement chinois, tels que la « nouvelle route de la soie »29.

Ainsi, sous le FSR, les entreprises devant fournir une liste des contributions financières reçues lors des trois années précédentes, la Commission aurait été en mesure d’analyser les conditions auxquelles CRRC avait emprunté des fonds. D’après les comptes de CRRC, la majorité de ses emprunts et lignes de crédits en 2018 provenaient de banques étatiques chinoises30. Cette année-là, le coût déclaré de ses emprunts à long terme allait de 0% à 9%31. La partie basse de cette fourchette est significativement plus basse que le coût de l’emprunt pour l’État chinois lui-même à l’époque32. Il semble donc raisonnable de supposer que la Commission se serait intéressée en détail à de telles transactions afin de déterminer si elles constituaient des subventions.

En ce qui concerne le financement par fonds propres, toute injection de capitaux par l’État chinois dans les trois ans précédant l’acquisition de Vossloh Locomotives aurait dû être mentionnée à la Commission. Les comptes de CRRC ne font pas apparaître de telles injections entre 2017 et 2019. Néanmoins, si une ou plusieurs injections avaient eu lieu, elles auraient pu être examinées par la Commission. En effet, elles pourraient constituer une subvention au sens du FSR si le retour sur investissement attendu par l’État n’était pas au moins comparable à celui qui serait attendu par des actionnaires privés pour une entreprise de ce profil.

Une analyse différente des effets sur la concurrence, pour un résultat différent ?

L’analyse détaillée des contributions financières notifiées et leur qualification (ou non) en tant que subventions étrangères dont nous avons esquissé les contours ci-dessus offrent un contraste frappant avec les déclarations du Bundeskartellamt, qui n’estimait « ni possible ni nécessaire »33 d’identifier les subventions précédemment obtenues.

Néanmoins, ce travail de recherche des subventions ne suffit pas à lui seul pour que le FSR mène à des conclusions différentes de celles du contrôle des concentrations. En effet, le Bundeskartellamt reconnaissait dans sa décision que CRRC avait un « accès théoriquement illimité » aux subventions34.

Par conséquent, dans l’affaire qui nous occupe, une conclusion différente dans le cadre du FSR ne serait possible qu’à condition qu’il emporte également des différences dans l’évaluation des effets des subventions. En effet, le FSR permettra à la Commission de s’intéresser à de nouvelles « théories du dommage », au-delà des mécanismes traditionnels qui sont examinés dans le contrôle des concentrations.

Dans sa décision, le Bundeskartellamt s’intéressait à la possibilité pour CRRC d’utiliser le soutien du gouvernement chinois pour se lancer dans une stratégie de baisse de prix visant à augmenter sa part de marché35. Tout en reconnaissant le caractère probable d’une telle stratégie, l’autorité conclut néanmoins que l’entité fusionnée n’aurait pas une position dominante36 et que des prix bas présenteraient également des avantages pour les clients européens37.

En revanche, dans le cadre du FSR, l’évaluation des distorsions se serait intéressée à l’impact des subventions sur la transaction elle-même – l’ont-elles rendue possible ou influencé ses termes ? En l’occurrence, notons que les informations disponibles tendent à indiquer que le prix de l’acquisition était plutôt faible38. Il apparait donc peu probable qu’une théorie du dommage présentant les subventions chinoises comme la source des fonds nécessaires à l’acquisition aurait été couronnée de succès.

Toutefois, il y’a d’autres mécanismes, plus subtils, par lesquels les subventions auraient pu avoir un effet sur l’acquisition elle-même. En effet, le Bundeskartellamt notait dans sa décision que Vossloh Locomotives était sur le déclin, soulevant sa « compétitivité réduite », son incapacité récente à « tenir sa position avec succès dans la course à l’obtention de contrats importants », et le fait que « les investissements nécessaires n’avaient plus été faits » depuis la mi-201339. Sous le FSR, la Commission aurait donc pu évaluer si l’entreprise pouvait être considérée comme une cible mois attrayante aux yeux du marché que pour un acquéreur subventionné. Cela peut par exemple être le cas lorsque les subventions permettent une baisse des coûts, gonflant ainsi les perspectives de rentabilité de l’entreprise, ou lorsque des ressources financières considérables sont disponibles à moindre coût pour être injectées dans l’entreprise afin d’en améliorer la performance.  

En plus de ces mécanismes (qui restent centrés sur le lien entre les subventions et la transaction elle-même), le FSR aurait également permis à la Commission de s’intéresser aux distorsions crées par l’acquisition sur les marchés où opère l’entreprise en Europe. Notons à cet égard cette remarque du Bundeskartellamt : « en raison de ses liens étroits avec l’état chinois, CRRC dispose en effet de moyens supérieurs pour s’engager dans une guerre des prix, comparé aux autres fournisseurs établis »40. Malgré ce constat fort, l’autorité concluait que cela ne mènerait pas à une entrave significative à la concurrence effective.

Dans le cadre du FSR, l’existence de distorsions n’est pas nécessairement liée à l’existence d’une « entrave significative à la concurrence effective ». Le FSR pose plutôt la question en d’autres termes, à savoir si « une subvention étrangère est de nature à renforcer la position concurrentielle d’une entreprise dans le marché intérieur et lorsque, ce faisant, [elle] affecte réellement ou potentiellement la concurrence dans le marché intérieur »41. On peut donc considérer que la barre est placée moins haut. Il est donc tout à fait possible que, dans le cadre du FSR, la Commission ait soulevé des objections en raison d’effets tels que ceux décrits par le Bundeskartellamt, comme une possible « guerre des prix ».

Néanmoins, l’interprétation pratique du test des effets « distortifs » ne pourra être clarifiée que par la pratique décisionnelle de la Commission et, à terme (d’ici le 12 janvier 2026), via la publication de lignes directrices42. Le concept « cousin » le plus proche étant celui des « distorsions » telles qu’envisagées dans le contrôle des aides d’État est en effet pauvre en enseignements, car les distorsions sont bien souvent presque « postulées » plus qu’elles ne sont analysées ou démontrées dans le contexte des aides d’État43.

Dès lors, où sera placée la barre en matière de distorsions dans le cadre du FSR ? La question reste ouverte, et de nombreux facteurs rentreront en ligne de compte. Par exemple, remarquons que le travail de recherche pour détecter et analyser les subventions est rétrospectif, en ce qu’il identifie les subventions octroyées dans les années précédentes. Dans ce cadre, comment la Commission prendra-t-elle en compte les théories du dommage qui reposeraient sur l’hypothèse de subventions octroyées à une entreprise de façon récurrente ?

Dans la même veine, les subventions identifiées peuvent avoir été octroyées à différentes entités au sein d’un groupe. La Commission devrait-elle alors démontrer dans quelles mesures les subventions perçues au sein du groupe (par exemple, par CRRC) sont « canalisées » vers le ou les marchés pertinents (par exemple, vers CRRC ZELC, la filiale du groupe active dans le segment des locomotives) plutôt que vers le reste des activités du groupe ? Bien que la notion de « lien causal » ne soit pas définie de manière aussi claire dans le FSR que dans les règles OMC en matière de défense commerciale44, et que la Commission puisse se baser sur un certain nombre « d’indicateurs »45 généraux, elle devra peut-être examiner en détails ces aspects concernant l’allocation du bénéfice de la subvention au sein du même groupe.  

Si l’on peut a priori considérer que la barre sera moins haute sous le FSR pour que les effets de subventions soient considérés comme des distorsions problématiques, la question de sa hauteur exacte (et des éléments de preuve nécessaires pour y satisfaire) reste tout de même ouverte.

N’oublions pas que, en réponse aux théories du dommage et aux éventuelles préoccupations de la Commission quant aux distorsions occasionnées, le FSR prévoit un « mise en balance » avec les effets positifs des subventions, pour peu que les parties concernées en mettent en avant. Dans le cas d’espèce, CRRC et Vossloh auraient pu arguer que si l’acquisition n’avait pas eu lieu et que Vossloh Locomotives n’avait pas trouvé d’autre acquéreur46, cette division du groupe allemand aurait cessé ses activités, ce qui aurait eu des effets négatifs (destruction d’emplois) dans l’Union. De plus, une part des éventuelles subventions aurait pu être justifiée sur base de leur rôle dans la poursuite d’objectifs stratégiques (de politique publique), en s’appuyant par exemple sur l’importance du secteur ferroviaire pour la décarbonation de l’économie47.

Le FSR, un changement des règles du jeu ?

Appréhender la fusion CRRC/Vossloh Locomotives par le prisme du FSR permet d’illustrer les principales différences entre ce nouveau règlement et les outils réglementaires existants, comme ceux du droit de la concurrence. Du point de vue d’un économiste, ces différences incluent une analyse plus détaillée des subventions reçues, et la possibilité d’articuler de nouvelles théories du dommage.

De nombreuses questions subsistent quant à la manière dont la Commission exercera ses nouveaux pouvoirs. Par exemple, comment analysera-t-elle les distorsions, et comment les mettra-t-elle en balance avec les effets positifs ? Quoi qu’il en soit, bien que le résultat des affaires dans le cadre du FSR dépende évidemment d’aspects juridiques, si l’on se limite aux aspects économiques, les différences introduites par le FSR semblent suffisamment significatives pour mener à des conclusions différentes de celles de l’arsenal existant en matière de droit de la concurrence.


1 Règlement (UE) 2022/2560 du Parlement Européen et du Conseil du 14 décembre 2022 relatif aux subventions étrangères faussant le marché intérieur, JO L 330.

2 FSR, Articles 9, 10 et 54.

3 Voir FSR, Article 54. Selon l’Article 20 du FSR, lorsqu’au moins une des entreprises parties à la fusion, l’entreprise acquise ou l’entreprise commune (joint venture) réalise un chiffre d’affaires dans l’UE de plus de 500 M€, et lorsque les parties à l’opération ont reçu un montant combiné de plus de 50 M€ de « contributions financières étrangères » reçues de pays tiers au cours des trois années précédant la transaction, elles sont contraintes de notifier à la Commission les contributions financières. Selon l’Article 28, dans le cadre d’une procédure d’appel d’offres, pour les projets d’une valeur estimée à au moins 250 M€, l’entreprise candidate ainsi que les principaux sous-traitants devront mentionner les contributions financières de pays tiers si celles-ci dépassent 4 M€ par pays tiers au cours des trois années précédentes.

4 FSR, Article 7.

5 Voir : Vossloh (2019), « Vossloh signs contract on the divestiture of its Locomotives business », 26 août, https://www.vossloh.com/en/press/press-releases/detail/pressdetail_29633.html.

6 Sur base du site internet de CRRC : https://www.crrcgc.cc/g5141.aspx#:~:text=CRRC%20is%20the%20world’s%20largest,product%20lines%20and%20leading%20technologies.

7 Le chiffre d’affaires combiné de Vossloh et de CRRC ne dépassait pas le seuil de 100 M€ dans au moins trois États-membres. Les seuils de chiffre d’affaires nécessaires à l’existence d’une « dimension communautaire » au sens de l’Article 1 du Règlement UE sur les Concentrations n’étaient donc pas dépassés. Voir : (2020), « Merger Control Proceeding Decision », File number B4-115/19, 27 avril, para. 49.

8 Voir : UNIFE (2019), « UNIFE urges the European institutions to ensure a level playing field between the European and the Chinese rail supply industry », 2 septembre, https://www.unife.org/news/unife-urges-the-european-institutions-to-ensure-a-level-playing-field-between-the-european-and-the-chinese-rail-supply-industry/.

9 La décision du Bundeskartellamt précise que « dans le cadre du droit de la concurrence, il n’y a qu’un nombre limités d’instruments qui peuvent s’appliquer à de telles subventions pour contrer les distorsions de concurrence qu’elles occasionnent. Des réglementations spécifiques telles que le droit des aides d’État ou les règles sur le dumping ont été créées à ces fins et ont la précédence ; le droit des marchés publics joue également un rôle important ». Bundeskartellamt (2020), op. cit., para. 564 (traduction des auteurs). 

10 Bundeskartellamt (2020), op. cit., para. 398.

11 Bundeskartellamt (2020), op. cit., para. 404.

12 Bundeskartellamt (2020), op. cit., para. 398. 

13 Ibid., paras 400–403. Pendant la procédure, des entreprises concurrentes ont invoqué l’existence de « subventions cachées non déclarées » pour un montant d’environ 200 M€, ce que les parties à la fusion ont démenti. Voir : Bundeskartellamt (2020), op. cit., para. 405.

14 Comme expliqué plus haut, le chiffre d’affaires combiné de Vossloh et CRRC en 2019 ne dépassait pas le seuil de 100 M€ dans au moins trois États-membres. De plus, d’après les comptes du groupe Vossloh pour l’année 2019, le chiffre d’affaires total de son segment « locomotives » s’élevait à 201 M€ et 143 M€ en 2018 et 2019, respectivement. Ces montants étant un plafond pour son chiffre d’affaires dans l’UE, qui est l’indicateur pertinent pour l’Article 20 du FSR, celui-ci était donc nécessairement inférieur à 500 M€. Voir : Vossloh (2019), « Annual report 2019 – Focused. Dynamic. Green » pp. 108–109, https://media.vossloh.com/media/dokumente/investor_relations_1/finanzpublikationen/geschaeftsberichte/vossloh_geschaeftsbericht_2019_us.pdf.

15 FSR, Article 21(5).

16 FSR, Article 20.

17 Outre l’existence d’un avantage en faveur du bénéficiaire, pour qu’une contribution financière étrangère constitue une subvention étrangère, d’autres critères doivent être remplis : la contribution doit être « limitée, en droit ou en fait, à une ou plusieurs entreprises ou à un ou plusieurs secteurs » et le bénéficiaire doit être « une entreprise exerçant une activité économique dans le marché intérieur ». Voir : FSR, Article 3(1).

18 Le POEM est utilisé dans le domaine des aides d’État pour évaluer si une mesure adoptée par un État est fournie aux conditions du marché. Pour plus de détails sur l’utilisation sous le FSR de concepts économiques et financiers issus du domaine des aides d’État, voir : Robins, N. et Couto, F. (2023), « Familiar Tools in Foreign Settings: Practical Considerations for Complying with the New Foreign Subsidies Regulation », CPI Antitrust Chronicle, mai.

19 FSR, Articles 4 et 5. 

20 FSR, Article 6.

21 FSR, Articles 6(2) et 7.

22 L’obligation de notification créée par le FSR couvre les contributions financières reçues de tout pays tiers quel qu’il soit. Dès lors, une évaluation complète d’une transaction telle que CRRC/Vossloh Locomotives supposerait donc d’examiner les contributions financières émanant d’autres pays que la Chine.

23 Les subsides reçus sont enregistrés différemment dans les comptes d’une entreprise selon leur nature. Les subsides se rapportant à l’achat où à la construction d’actifs immobilisés sont inscrits au bilan de l’entreprise et sont virées au compte de résultat au fur et à mesure. Des subsides reçus au titre de compensation de dépenses déjà encourues ou qui le seront avant la fin de l’exercice sont immédiatement écrits au compte de résultat.

24 Bundeskartellamt (2020), op. cit., para. 404. 

25 Cette estimation est plus élevée que celle avancée par le Bundeskartellamt. En effet, l’autorité allemande s’était concentrée sur un type particulier de subsides, à  savoir celles figurant au bilan de CRRC. Celles-ci se rapportent uniquement aux mesures de soutien qui n’avaient pas encore été virées au compte de résultat et qui le seraient lorsque certains critères de performance ou d’investissement seraient satisfaits. Le Bundeskartellamt ne semble pas avoir pris en compte les montants reconnus dans le compte de résultat, comme par exemples des subventions d’exploitations. Quoi qu’il en soit, notons qu’une évaluation dans le cadre du FSR se baserait sur la date d’octroi des différentes mesures. L’analyse sommaire présentée ci-dessus (sur base des flux de trésorerie) est quant à elle basée sur la date de perception des montants en questions. Pour une même subvention, ces deux dates peuvent différer.

26 Commission européenne (2017), « Commission Staff Working Document on significant distortions in the economy of the People’s Republic of China for the purposes of trade defence investigations », SWD (2017) 483 final/2, 20 décembre, pp. 233–234 et pp. 325–326.  

27 Ibid., pp. 260–261.

28 Ibid., p. 260.

29 D’après CRRC, « l’enteprise sera au service des stratégies nationales, telles que la ‘nouvelle route de la Soie’, ‘internal capacity cooperation’, ou ‘Going Global’. Voir : CRRC Coporation Limited, « Annual Report 2019 – Mobility for future connection », p. 48, https://www.crrcgc.cc/Portals/73/Uploads/Files/2020/4-27/637235827333140166.pdf.

30 D’après les comptes annuels de CRRC, les lignes de crédit les plus importantes sont celles fournies par la Bank of China, la Export-Import Bank of China, et le groupe étatique CITIC Group. Voir : CRRC Corporation Limited, « Annual Report 2019 – Mobility for future connection », p. 102, https://www.crrcgc.cc/Portals/73/Uploads/Files/2020/4-27/637235827333140166.pdf.   

31 CRRC Corporation Limited, « Annual Report 2019 – Mobility for future connection », p. 250, https://www.crrcgc.cc/Portals/73/Uploads/Files/2020/4-27/637235827333140166.pdf.  

32 Selon les données Refinitiv Eikon relatives aux obligations du gouvernement chinois à maturité de 5 et 10 ans et libellées en yuan (RMB), le rendement de ces obligations s’élevait à 3,0 %–3,9 % (5 ans) et 3,3 %–4,1 % (10 ans).

33 Bundeskartellamt (2020), op. cit., para. 401.

34 Ibid., paras 398.

35 Ibid., paras 535–603.

36 Ibid., para. 659.

37 Ibid., paras 420 et 563.

38 D’après Vossloh, « [L]a somme recueillie au titre de la vente de la division [business unit] ‘Locomotives’ n’a pas été suffisante pour couvrir les flux nets de trésorerie négatifs résultant de la cessation des opérations, ceux-ci s’élevant à 54,1 M€ ». Voir : Vossloh, « Annual Report 2020 – Enabling Green Mobility », p. 41, https://media.vossloh.com/media/dokumente/investor_relations_1/finanzpublikationen/geschaeftsberichte/vossloh_geschaeftsbericht_2020_us.pdf.  

39 Bundeskartellamt (2020), op. cit., paras 2–4. 

40 Ibid., para. 660.

41 FSR, Article 4(1).

42 FSR, Article 46.

43 Commission européenne (2013), « Communication de la Commission relative à la notion d’’aide d’État’ visée à l’article 107, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne » Journal Officiel de l’Union européenne, 19 juillet, para. 187.

44 Voir par exemple l’Article 8(5) et 8(6) du « Règlement de base » antisubventions, soit le Règlement (UE) 2016/1037 du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2016 relatif à la défense contre les importations qui font l’objet de subventions de la part de pays non membres de l’Union européenne, JO L 176.

45 FSR, considérants 18–19 et Article 4(1).

46 Dans le cadre de la procédure, les parties à la fusion avaient présenté Vossloh Locomotives comme une entreprise défaillante. La décision du Bundeskartellamt juge cette qualification « exagérée », mais note tout de même que « négliger les investissements pendant les 5 années et demie précédentes a résulté en un déficit concurrentiel entre la cible et ses concurrents ». Voir :  Bundeskartellamt (2020), op. cit., para. 4. L’on pourrait s’attendre à ce que la Commission applique les mêmes critères pour statuer sur ces effets supposés que ceux utilisés en contrôle des concentrations dans le cadre de « l’argument de l’entreprise défaillante » (failing firm defence). Voir : Commission européenne (2004), « Lignes directrices sur l’appréciation des concentrations horizontales au regard du règlement du Conseil relatif au contrôle des concentrations entre entreprises », JO C 31, 5 février, para. 90.

47 Par exemple, la stratégie de l’UE pour réduire de 90 % le émissions de gaz à effet de serre du secteur du transport d’ici 2050 s’appuie sur un doublement du trafic ferroviaire à grande vitesse d’ici 2030, et du fret ferroviaire d’ici 2050. Voir : Commission européenne (2020), « Factsheet – le secteur des transports et de la mobilité », 9 décembre, p. 2, https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/fs_20_2350.

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